Emmanuel et moi : première rencontre

J’ai 17 ans et nourris une admiration sans borne pour Louis XIV. Pour moi, il est l’incarnation du roi parfait. Il a tout réussi. Il a fait de la France un grand pays, lui a donné un lustre inégalé, a mis en avant des artistes qui font la civilisation française. Je ramène, un jour, chez moi un livre emprunté à la bibliothèque de mon lycée montpelliérain. Le titre est ambitieux : « Histoire du climat depuis l’an mil ». Je ne connais pas l’auteur. Il s’appelle Emmanuel Leroy Ladurie. Je me plonge dans sa lecture deux jours durant sans presque m’arrêter. Ce livre a changé ma vie et m’a profondément bouleversée.

Emmanuel Leroy Ladurie nous décrit, notamment, le règne de Louis XIV en intégrant les données climatiques. Il détaille les mauvaises récoltes, les famines, les enfants faméliques qui meurent de faim sur les routes. Il pointe du doigt l’impéritie du roi, ses guerres incessantes, ce gouvernement profondément injuste, cette incompétence criminelle. La révolution française ne viendrait pas de la faiblesse de Louis XVI mais de l’absence totale d’humanité de Louis XIV. Emmanuel Leroy Ladurie a fait de moi une républicaine à vie.

Ne plus voir ne veut pas dire ne pas voir

Trente ans, plus tard, je me plonge avec délice dans son nouveau livre, « Brève histoire de l’Ancien Régime ». J’apprends en lisant la préface qu’il voit fort peu et a donc dicté chapitre par chapitre. La couverture du livre représente un arbre aux multiples branches. Je découvrirai au cours de ma lecture que cet arbre aux branches entrelacées est une représentation de l’Etat des années 1570-1580, un organigramme dessiné par un certain Charles Figon, un italo-parisien montpelliérain, grand serviteur de sa majesté Henri II. Le tronc est celui de la justice. La base est représentée par le pouvoir royal. Cette base est solidement accrochée à une gestion locale (gouverneurs des provinces) et tournée vers l’international (ambassadeurs).  Au cœur de l’arbre, se trouve la chancellerie. Les premières fonctions de l’Etat sont régaliennes (Garde des Sceaux, Maître des Requêtes…). Plus haut dans l’arbre, se trouvent représentées la chambre des comptes et les administrations affectées à l’impôt ; contrôleurs des greniers à sel, tailles, amendes …Emmanuel Leroy Ladurie montre qu’à partir de Colbert le triptyque du pouvoir change. Nous passons de la configuration « justice-police-finance » à « finance-police-justice ». L’Eglise et l’armée ne sont pas représentées car, pour l’auteur, ces deux entités sont si puissantes qu’elles sont invisibles. En fait, elles sont partout…L’Eglise dicte sa conduite au roi. L’armée représentera jusqu’à 50% des budgets royaux.

leroyladurie

Emmanuel lu par Joseph

Nous sommes en 2060 et, c’est à mon tour de ne plus rien voir. J’ai des rétines améliorées, une puce intracrânienne qui améliore de 30% mes capacités mémorielles et un exo-squelette qui m’aide à me lever. Je vis avec un robot, assistant de vie construit par X. Initialement créée par Google (Alphabet), X est devenue la filiale la plus rentable de Google. J’ai appelé mon robot Joseph comme mon père. Nostalgie… Il me relit le livre numérisé ELL027. Un écran holographique passe sur mon mur des images de ce siècle pour me mettre dans l’ambiance du temps…

L’Etat de 1570 est étonnant pour un citoyen du XXIème siècle. Voici ce qui surprend et qui pourrait faire que bien des branches représentées n’existent plus.

La justice est une chaîne, une chaîne des appels qui provient des justiciables dont les requêtes sont transmises à une succession extrêmement longue de maillons : échevins, capitouls, maires, tous juges.

De 1570, passons à 2060. Des outils comme e-sagace (plate-forme dématérialisée de gestion des instructions) se sont généralisés. Les notaires ont disparu. La blockchain qui stocke, transmet et sécurise tous les échanges s’est généralisée. L’IA a remplacé les avocats et les juges puisqu’elle dit mieux la loi, son esprit et ses subtilités.

En 1570, les maîtres des ports et des passages s’occupent des barrières et des tarifs douaniers. Ils interceptent « les gens sans aveu ou suspects ». En 2060, la reconnaissance faciale a éradiqué toute enquête non résolue mais pas le crime en soi. Il est encore difficile de le prévoir. Cette éradication du crime est largement pratiquée en Asie, espace le plus stable et la plus riche de ce monde. Pour le reste, de grandes zones balayées par un changement climatique inarrêtable ont perdu l’accès au numérique. L’Europe a préservé ses villes, uniquement…Le concept de frontière a explosé sous le coup des migrations et des libertariens (élite digitale) qui ont tout fait pour le détruire.

La maréchaussée du XVIème siècle est, étonnamment, faible. Celle de mes dernières années de vie s’est militarisée. La fin des frontières a entraîné une fusion des corps : police, gendarmerie, armée. Elle gère des habilitations sécurité. Ces habilitations sécurité sont accordées à des entreprises dites Métaservices. Elles proposent aux citoyens des packs qui gèrent l’ensemble de la vie quotidienne. Le pack le plus élevé vaut 10.000 Paris-coins, la monnaie qui se pratique en Île de France. Il vend des services de conciergerie digitaux qui gèrent votre domotique, vos capteurs santé et votre sécurité.

La mort de l’arbre

Les fonctionnaires du bon roi Henri ne coûtaient pas très cher à la Nation. Ils achetaient leurs charges au roi et se payaient sur les bons offices qu’ils rendaient à la population Ceux de 2060 n’existent plus ou pratiquement. L’Etat numérique est un « allocateur de ressources » et « animateur de territoires ». D’ailleurs, il existe plusieurs Etats qui coexistent sur les mêmes territoires et se font une guerre commerciale sans merci. Chacun promeut un projet de société bien défini. J’appartiens à l’Etat « Nature et Tradition ». Il a négocié avec une Métaservice un pack domotique entièrement en français, langue pratiquée essentiellement par les plus de 60 ans. J’ai droit à un logement dans une zone Green (aux normes écologiques les plus modernes). Le fonctionnaire-bot qui me gère est extrêmement sympathique et très compétent…

Tout le contraire de l’Etat décrit par Emmanuel. Les forêts royales sont dans un état déplorable. Henri IV « dira volontiers – ceci est à moi- en chaque occasion qui lui fera voir, où que ce soit quelque maison délabrée ».

Dans mon monde, je sais qu’elles existent, ces maisons. Je sais aussi que le tronc qui soutient la société est vermoulu et fragile. Mais dans mon monde, ce genre d’image n’est pas diffusé…