Pourquoi Yuval Noah Harari voit juste quand il prédit l’effondrement du travail et pourquoi je suis en colère contre tous les incorrigibles optimistes qui prédisent le contraire

NB : ce billet est une réaction au discours normé sur le travail qui sévit actuellement. Il est inspiré par la pensée d’Harari, auteur du best-seller Sapiens et de l’ouvrage Homo Deus. Beabilis a consacré plusieurs billets à Homo Deus que vous pouvez retrouver sur ce blog.

Ce billet est écrit par un humain qui pourra dire à la fin de sa carrière qu’il est impératif de ne pas « être son travail » mais que promener son chien dans la forêt et prendre le temps de donner le bain à ses enfants le soir seront certainement les ultimes images dont il aura envie de se souvenir à son dernier souffle.

Yuval Noah Harari vient de sortir son dernier ouvrage « 21 leçons pour le XXI ème siècle ». Dans ce livre, il aborde les défis auxquels la société va être confrontée sous la double contrainte de l’infotech et de la biotech :

Le défi technologique qui touche le travail, la liberté et l’égalité

Le défi politique qui touchera la communauté, la civilisation, le nationalisme, la religion et l’immigration

La troisième partie qui oscille entre désespoir et espoir. On y retrouve les thèmes chers à Harari à savoir le terrorisme, la guerre, l’humilité, Dieu et la laïcité.

La quatrième partie qui balaie les concepts d’ignorance, de justice, de post-vérité et de science-fiction

La cinquième partie qui traite de résilience, éducation, sens de la vie

harari

Le chapitre dont j’ai envie de vous parler concerne le travail à l’heure de l’intelligence artificielle. Harari pense très clairement qu’il va disparaître et je le pense aussi. J’écris ce billet en réaction à ce que je lis et entends depuis quelques mois et qui me met en colère. Il n’est pire situation que de tout avoir sous les yeux et de continuer à nier l’évidence. Oui, nous allons perdre nos emplois. Oui, la société va être profondément bouleversée et sortir différente de cette crise. Oui, nous n’y sommes pas préparés. Oui, il est possible d’inventer un autre modèle de fonctionnement fondé sur des micro-communautés autonomes. Oui, la fin du capitalisme est pour demain et c’est dommage. Ou pas…

La pensée bullshit qui prépare l’effondrement du travail

Voici quelques exemples de pensées bullshit concernant le travail demain

Les soft skills seront de plus en plus recherchés. Faux

 Je vous incite à lire ce billet tiré du blog d’un grand de l’interim consacré au futur du travail qui serait sauvé par les soft skills. Je vais en citer un extrait et vous ferez vous-même votre opinion « l’entreprise se doit, avant tout, de créer un écosystème qui favorise une organisation apprenante, autour des bonnes pratiques et des échanges multiculturels et intergénérationnels.  La capacité des entreprises à gérer les transformations efficacement procède de la force intrinsèque des équipes ».

Voici ce que dit Harari concernant ces fameux soft skills qui peuvent se résumer à la communication, le sens de l’écoute ou encore la capacité à travailler en équipe.

A terme, les robots auront la capacité de mieux travailler en équipe que l’homme. Ils seront devenus des experts de la communication car les émotions qui sous-tendent la communication (empathie, amour, affection …) sont le résultat d’un processus biochimique. Un algorithme d’apprentissage automatique venant de capteurs installés sur le corps déterminera le type de personnalité, les changements d’humeur et pourra calculer l’impact émotionnel des décisions managériales. Le robot sera un meilleur boss car il modélisera l’humain et pourra sentir les odeurs corporelles associées à la peur ou à la fatigue.

Quant à la capacité à travailler en équipe, nous citerons le cas du drive. Un humain gère une équipe qui est minutée pour accomplir des tâches (remplir le coffre d’un client avec les courses commandées) dans un temps de plus en plus court. L’humain est sous l’emprise de la machine : la douchette pour scanner les produits et l’ensemble de l’environnement automatisé mis en œuvre au sein de ces fameux PPC (plateforme de préparation de commande). L’homme est devenu l’esclave du robot et assure des tâches à faible valeur ajoutée mais non encore automatisables. Elles le seront demain. Les robots se débarrasseront d’abord des intérimaires puis de l’humain, chef d’équipe. Une équipe de robots a une meilleure cohésion qu’une équipe d’hommes. Les capacités d’un collectif humain sont inférieures à celles d’un réseau intégré. La capacité d’actualiser et d’intégrer sans cesse de nouvelles données pour parfaire la décision également.

La machine sera complémentaire de l’homme. Les équipes hommes-robots (les centaures) gagneront en performance. Faux

Sur cette thématique, je vous conseille de lire SARRA, un polar bioéthique d’anticipation qui traite de l’arrivée d’Ebola à Paris. Il décrit un système de santé révolutionné. Les infirmières ont des assistants IA. Mais ces assistants vont obéir à l’IA coordinatrice pour qui l’éthique n’a pas le même sens chez l’homme. Au principe « chaque vie humaine compte », il sera bientôt possible d’affirmer plutôt que la vie du groupe prime sur la vie d’un seul.

Pour Harari, les équipes des centaures se désagrègeront assez vite. Les humains fonctionnent selon une certaine hiérarchie et des routines organisationnelles, pas les robots. Ces derniers s’apercevront vite que les routines freinent la créativité et l’efficacité. L’humain deviendra un problème au sein de l’équipe.

La créativité restera l’apanage de l’homme. Faux

Harari consacre un long chapitre à l’art conçu par les algorithmes. Nous ne reviendrons pas sur les performances étonnantes des robots artistes. J’ai consacré ma thèse à la définition de la créativité. Elle est un mélange de complexité, nouveauté et esthétique. La résolution de la complexité (le sens de l’œuvre, la signification conceptuelle d’une poésie ou d’une musique) est le premier niveau d’agrément que l’on peut ressentir à l’égard d’une œuvre créative. Harari détaille dans le chapitre « Mozart est dans la machine » le pourquoi de l’étonnante facilité de l’IA à être créative. Ainsi, la musique peut se modéliser avec des inputs et outputs bien précis. La nouveauté se réduira à changer des inputs et des outputs à souhait. Un aspect très important de la créativité est la reconnaissance par les hommes eux-mêmes des qualités d’une œuvre. Si Modigliani est mort misérable comme tant d’autres génies de la peinture, il a été adulé après sa mort. On peut donc considérer que Modigliani était créatif car il a été reconnu comme tel par le public. L’IA sait parfaitement concevoir pour plaire. Elle est perçue comme créative immédiatement au contraire de l’homme qui est, parfois, en décalage sur son époque et propose une œuvre trop complexe pour être décodée par ses pairs. L’IA est dans son temps à l’instant t, elle le sera également à l’instant t+1.

De nouveaux métiers émergeront comme éleveurs de robots. Faux

Le métier d’éleveurs de robots existe déjà mais il va vite être frappé d’obsolescence. Voici pourquoi. Harari cite l’exemple d’AlphaZero de Google qui a vaincu le programme Stockfish 8, l’ordinateur champion du monde des échecs en 2016. Stockfish était capable de calculer 70 millions de positions par seconde contre 80000 seulement pour AlphaZero. Sur une centaine de parties l’opposant à Stockfish, AlphaZero en a gagné 28 contre 72 matchs nuls. Stockfish avait accès à des siècles d’expérience humaine accumulée aux échecs. Les humains n’avaient jamais rien enseigné à AlphaZero qui a tout appris en jouant contre lui-même. AlphaZero gagne car il conçoit des mouvements d’une créativité exceptionnelle car ils n’ont pas été conçus par l’humain et ils le surprennent.

Harari conclut que ce qui arrive aux meilleurs joueurs d’échec arrivera demain aux policiers ou aux médecins.

L’IA ne pourra pas remplacer les cols blancs. Faux

Sur ce point, Harari est rejoint par de nombreux prospectivistes du travail. Après avoir pris la main sur les entrepôts et les usines puis sur les voitures, l’IA chassera les médecins des hôpitaux et les avocats des prétoires. A l’heure où j’écris ce billet, je suis tombée ce matin même sur Twitter sur une nouvelle qui devrait faire frémir les avocats. Un concours a opposé 20 avocats à une IA nommée LawGeex AI. Le but était de détecter des erreurs présentes dans des contrats. Les avocats ont obtenu une précision de 85% en 92 minutes de recherche. L’IA a obtenu un score de 92% en seulement 26 secondes. Mais le pire est la conclusion qu’en fait la profession. Une certaine Déjà Colbert, administratrice de contrats chez Omega Rail Management déclare : «Je trouve que l’IA est logique et crédible dans le but de réduire le temps d’examen des contrats, ce qui permet de hiérarchiser d’autres tâches fastidieuses ».

En un mot, beaucoup de cols blancs pensent que l’IA va se taper les tâches ingrates pour qu’eux puissent assurer les tâches à forte valeur ajoutée et parmi elles, le contact personnalisé avec le client.

Et c’est bien là le problème…

Entre une IA avocate qui me dira très exactement si je peux perdre ou gagner une affaire et un gentil avocat qui me tendra un mouchoir lorsque je lui raconterai en larmoyant les détails de mon affaire, et qui me laissera dans le flou concernant son issue, qui vais-je choisir ?

Il est à noter que l’IA va également s’attaquer aux développeurs et aux grands maîtres du langage Python qui sont en ce moment les rois du pétrole. Et également aux politiques. Michihito Matsuda a présenté sa candidature à la mairie de Tama, au Japon, et déclaré qu’il laisserait la place à une IA s’il était élu. Il a obtenu 10% des suffrages. Et demain, quelle attitude des populations face au déclin du politique ?

La révolution industrielle a créé plus d’emplois qu’elle n’en a détruite. Ce sera pareil avec l’IA. Faux

La conversion des emplois paysans en emplois ouvriers s’est faite dans la souffrance et les révolutions. Elle s’est néanmoins faite. La prochaine transformation s’avère plus délicate. Comme le souligne Harari, une caissière aura beaucoup de mal à se reconvertir dans un métier plus technique. L’agilité dont on nous rebat les oreilles est source de burn-out et d’angoisse permanente pour les salariés. L’Etat n’a plus d’argent pour la formation. Harari donne l’exemple suivant : « Si une ex-pilote de drone de 40 ans met 3 ans pour se reconvertir en designer de mondes virtuels, elle aura sans doute besoin de l’aide publique pour entretenir sa famille ».

Aide Publique ?

Je ne m’étendrai pas sur la destruction systématique de l’Etat à l’heure où nous en avons le plus besoin. Je discutais récemment avec une conseillère Pole Emploi qui m’a déclaré : nous ne pouvons financer des formations qu’à hauteur de 1500 euros. 1500 euros pour préparer le monde de demain !!!! 1500 euros pour l’ex-pilote de drone !!!!

L’IA détruira plus d’emplois qu’elle n’en créera mais permettra une hausse de la productivité et donc à terme cela aboutira à plus d’emplois et une meilleure croissance. A voir…

Cette analyse est tirée d’une étude réalisée par le cabinet Roland Berger et précise que 16 emplois seront créés pour 100 supprimés. Le cercle vertueux serait le suivant :

L’IA détruirait des emplois mais pourrait faire émerger de nouveaux besoins. Un commercial aidé d’une IA serait plus efficace et les entreprises pourraient donc recruter sans crainte des commerciaux au ROI plus intéressant.

Comme le soulignent les experts de Roland Berger « Comme la rentabilité des entreprises va s’améliorer, elles vont donc distribuer plus de dividendes, investir davantage, éventuellement augmenter les salaires et diminuer les prix. Tout cela contribue à augmenter le PIB, et finalement à générer de l’activité.[1] »

La courbe du marché du travail serait une courbe en U avec une forte baisse pendant 5 ans puis un retour au niveau d’origine vers 2025.

Cela ne résout pas le problème. Que vont-faire les 100 qui n’ont plus d’emplois ? Comment tenir 5 ans dans ces conditions ?

Le pire est que l’IA pourrait définitivement signer la mort du Fordisme déjà bien menacé.

Laissons la parole à Harari : ordinateurs et algorithmes commencent déjà à fonctionner comme clients et plus simplement producteurs. Harari cite le marché de la publicité. Lorsque je vois l’évolution du programmatique, je me dis qu’Harari a raison.

Demain, le consommateur- humain ne sera plus. Et après le capitalisme, tout reste à réinventer.

[1] https://www.lesechos.fr/17/05/2018/lesechos.fr/0301684136187_comment-l-automatisation-va-detruire–et-creer–des-emplois.ht