En pleine lecture de « Creative construction , the DNA of sustained innovation » de Gary. P. Pisano, je découvre le chapitre intitulé « Is the party really over ? ». Ce chapitre évoque en moi un étrange sentiment. J’ai déjà entendu ce refrain dans ma tête : est-ce que la partie est vraiment terminée pour moi ? Pourtant, il suffit d’ouvrir les yeux, d’observer les autres autour de soi et aussi de regarder les histoires singulières de certaines entreprises. Rien n’est jamais perdu…
La longue histoire de l’innovation nous apprend que tout est difficilement prévisible, que des tendances lourdes peuvent se retourner soudainement. L’imprévisible est loi. Il est donc impossible de répondre oui à la question « Est-ce terminé pour moi ? ».
Le discours dominant est : soyez moderne et vous ne disparaîtrez pas. Rien n’est plus faux.
Rien qu’en 2018 où les faillites qui se sont abattues sur la distribution sont légions, peut-on réellement se dire « oui c’est fini pour eux ? ».
Eux qui sont Sears, Toys R Us, David’s Bridal, Matress Firm…et bien d’autres. N’avait-on pas dit que c’était fini pour General Motors, Kodak ou Nokia ?
Fini pour eux ?
Eux qui sont Sears, Toys R Us, David’s Bridal, Matress Firm…et bien d’autres.
N’avait-on pas dit que c’était fini pour General Motors, Kodak ou Nokia ?
Et, n’avait-on pas dit également qu’ils n’avaient pas su gérer leur transformation digitale, adopter des process modernes, écouter la voix du client grâce au numérique ? Il était donc normal qu’ils disparaissent ou connaissent de graves difficultés. Et, pourtant, tout n’est pas si simple.
Prenons le cas de Toys R Us.
Voilà ce qui s’est dit dans la presse à l’annonce de ses difficultés.
Companies that are not investing in the digital transformation of their organization are more likely to be susceptible to disruption in the market. Toys “R” Us should have developed a digital strategy that would have catered to their customers and attracted prospects before Amazon took off.
Source : THE DEATH OF A TOY RETAILER
Et, voilà des extraits du dernier rapport d’activité de Toys R Us
Nos capacités omnicanal reposent sur une intégration dans nos magasins en dur et notre plateforme e-commerce. Elles permettent :
- D’acheter en ligne et d’aller chercher le produit en magasin en moins d’une heure.
- D’expédier en magasin ou à partir du magasin.
- De payer en ligne et de récupérer ses achats en magasin
Les concepts de Ship to Store, Buy on line, Pay in Store sont cités abondamment. On trouve dans le rapport 60 fois le mot e-commerce !
Toys R Us était en pleine transformation digitale. Au lieu de se lancer dans la vente de jeux vidéo, il aurait pu peut-être réfléchir aux nouvelles attentes des consommateurs en matière de jouets. Produire local, faire la chasse aux jouets défectueux et dangereux et en plastique. Lancer une gamme de jouets en bois écoresponsable. Construire un observatoire de la jeune enfance centré sur les meilleures méthodes permettant de protéger les enfants des effets néfastes des écrans, une sorte de Think Tank du QI.
Retrouver une certaine modernité dans le traditionnel, le respect de l’enfant et des producteurs.
Google contre Sac à pain : les jeux sont faits, rien ne va plus ?
Je visitais récemment une maison car nous aimerions déménager. L’agent immobilier me demande incidemment ce que je fais dans la vie. J’enseigne, lui dis-je, le marketing digital à l’université.
Rire de ce dernier. Vous faites ce que tout le monde fait. Tout le monde fait du digital aujourd’hui.
Moi vexée. Mais non, monsieur, vous n’avez pas vu les derniers chiffres sur la fracture numérique.
Réponse. Je n’achète plus de mots clé sur Internet. Vous avez vu les prix ! Moi, je fais de la pub sur les sacs à pain. Je ne vous dis pas la visibilité.
Revenue à la maison, je tape Sac à Pain sur Google. Et, là la marketeuse que je suis décrypte l’intérêt du média : un ciblage géomarketing puissant, un potentiel GRP puissant…
Je me dis que l’agent immobilier a su trouver son océan bleu. L’océan rouge, c’est Google et ses mots clé HORS DE PRIX.
Hors de prix ? Je vais sur Google Ads et je vérifie. Le mot clé « vente maison » est donné, « achat maison » est à 0,45 euro le clic. Ce n’est pas si cher. Par contre, les impressions sont ridicules. Donc quelle est l’efficacité réelle ?
A cela plusieurs réflexions.
Notre agent immobilier utilise «Sac à Pain » parce qu’il n’a pas à réfléchir sur sa campagne. Il n’est pas devant un écran à taper des ciblages exacts et à se demander comment optimiser son plan de mots clés.
Il ne sort pas de son univers rassurant de proximité de quartier. Quoi de plus engageant qu’un boulanger. Et surtout, il voit sa campagne sous le bras de ses concitoyens mangeurs de chouquettes et dévoreurs de baguettes.
Confiance, intuition confortée que cela marche… Sac à pain fait de la publicité digitale également (QR code, géotracking…) mais ce n’est pas l’essentiel. Son capital confiance et sympathie s’est construit sans le Web qui lui a juste donné un contact commercial facilité. Il n’a pas disparu face à Google. Il fait plus que survivre. Il se porte très bien.
Google aussi mais de plus en plus de voix s’interrogent sur l’efficacité du marketing digital, le taux de clic, la fraude, la pertinence des ciblages et des algorithmes. Bref, les médias traditionnels ne sont pas prêts de mourir. Étrangement, ce sont les médias les plus anciens qui s’en sortent le mieux à savoir l’affichage, la communication par l’objet et dans une moindre mesure le cinéma. L’affichage parce qu’il a su intégrer totalement le digital dans sa chaîne de valeur, la communication par l’objet parce que le ticket d’entrée est bas et accessible à tous, le cinéma parce qu’il donne aux marques un espace premium difficilement imitable.
La modernité n’est donc qu’un des éléments d’une équation complexe. Il ne suffit pas de réussir sa transformation digitale pour survivre. Cultiver sa singularité représente, en soi, une barrière à l’entrée qui s’assimile à une sacrée assurance vie !
Etre vieux ne signifie pas être obsolète
Et si nous revenons à Pisano, voici ce que celui-ci raconte.
Pisano explique qu’IBM face à l’arrivée des PC a douté de la survie de ses unités centrales. Le PC est , en soi, une des technologies les plus disruptives qui soit. IBM commença à réfléchir organisation et installa ses nouvelles activités PC en Floride. Il se lança sur ce marché avec le désespoir d’un colosse aux pieds d’argile qui voyait l’eau monter et déliter cette argile dont il avait été si fier.
Il commença à représenter un cas d’école, celui que l’on enseigne dans toutes les bonnes universités. Sa stratégie de gestion du changement et son appétence à s’adapter à de nouveaux besoins suggéraient qu’IBM était capable de surmonter la destruction créative qu’elle vivait pour aller vers d’autres produits et usages. Pourtant, cette stratégie tomba à l’eau quand IBM se rendit compte qu’elle ne dégageait que très peu de profit de cette nouvelle branche. IBM plongeait dans un océan rouge avec très peu de marge de différentiation. Le marché était Wintel c’est-à-dire sous la domination de Windows et d’Intel. C’étaient eux qui apportaient la vraie valeur disruptive du PC. Pas Dell, Compaq, HP et a fortiori pas IBM qui décida de vendre sa branche PC à Lenovo en 2004.
IBM fut sauvée par une nouvelle révolution technologique qui balaya, à son tour, celle des PC.
Cette nouvelle révolution remit en selle IBM et son marché d’unités centrales. Cette nouvelle révolution s’appelait Big Data, Cloud, une gestion d’une masse de données inimaginable il y a encore quelques années. Des Big Data à l’Intelligence Artificielle, il n’y a qu’un pas qu’IBM a franchi avec Watson. Avec un élément différenciant incontestable, son âge. L’âge d’IBM peut être assimilé à la solidité, la confiance, une marque inaltérable qui traverse avec succès les tempêtes d’une transformation digitale ininterrompue. Sa dernière famille de serveurs z14 est considérée comme une référence.
Ne vous enterrez pas trop vite car personne ne peut prédire l’avenir
La destruction créative peut expliquer pourquoi le cimetière des entreprises qui ont représenté l’innovation à un moment est si étendu avec des enterrements presque tous les mois. Il y a les morts connus et ceux qui se préparent à mourir. Pourtant, cette vision de l’innovation qui peut être assimilée à naître, croître et mourir est largement fausse.
Vous pouvez rester à l’état de bébé et ne jamais devenir adulte. Vous n’êtes pas réellement mort mais pas tout à fait vivant non plus.
Prenons l’exemple de la voiture électrique. En 1914, Thomas Edison déclara que la voiture électrique était la voiture du futur. Il s’associa à Ford pour développer une batterie Edison. Ils dépensèrent plus de 30 millions de dollars dans la fabrication d’un modèle électrique qui ne vit jamais le jour. Pourquoi ? Parce qu’une confluence de forces donna au moteur à combustion une nouvelle jeunesse qui dure encore aujourd’hui.
Kettering en 1912 inventa le starter électrique qui mit fin au délicat démarrage manuel avec une manivelle. Ford lui-même lança le Modèle T pour seulement 850 dollars. Le pétrole devint bon marché. Les zones rurales se couvrirent de routes permettant de faire de longues distances. Les stations service entrèrent dans le paysage d’une Amérique mythique. Alors qu’en 1910, des stations de recharge pour véhicules électriques existaient, elles furent balayées quelques années plus tard par un aménagement du territoire fait pour désenclaver les zones éloignées. Edison rêvait de sa voiture électrique comme un mode de déplacement urbain. Or, c’est l’Amérique rurale ou semi-urbaine qui s’imposa. Et, avec elle, le moteur à combustion.
Il est bien trop compliqué de penser l’avenir avec un esprit humain puisqu’il faut avoir un raisonnement systémique. L’avenir se modélise en prenant en compte de multiples variables.
Oubliez une variable et vous pensez faux.
Pisano insiste, notamment, sur la difficulté à prédire quelles technologies vont être réellement conservées car :
- Les technologies font partie d’un système voire d’un écosystème. Elles n’existent pas seules mais en interaction avec de multiples technologies dites complémentaires
- Les consommateurs développent des préférences bien ancrées. Paradoxalement, certains usages passent complètement sous les radars des prospectivistes
- Les vieilles technologies peuvent continuer à évoluer et bloquer l’apparition des nouvelles. C’est ce que Dan Snow de l’Université de Brigham Young appelle l’effet « dernier souffle »
Avoir été très malade permet d’être très prudent et très résilient
La résilience des entreprises (et des hommes) est un thème à la mode. Kodak est un exemple parfait de résilience. Déclaré en faillite en 2012, il est toujours là en 2018 avec des activités dans le cinéma, l’image, la 3D…Kodak a toujours fait de la recherche. Il a survécu en vendant de nombreux brevets à des grands du numérique.
Aujourd’hui, Kodak est obsédé par sa possible disparition.
Dans son rapport d’activité, de nombreuses pages sont consacrées aux facteurs de risque qu’il rencontre sur son marché. Sa résilience réside dans sa capacité à continuer à innover. Vendre des brevets est finalement moins risqué que de se lancer soi-même sur un nouveau secteur d’activité. Si l’innovation est dans son ADN, Kodak avance pas à pas via un modèle Test and Learn éprouvé. Il est le chantre d’une modernité raisonnable.
Ne soyez pas moderne si vos clients ne veulent pas que vous le soyez
La modernité, ce n’est pas forcément faire du digital. Etre moderne, c’est être dans son temps ou juste un peu en avance. Prenons l’exemple de nos distributeurs. Casino, Carrefour, Auchan sont en pleine transformation numérique et en difficulté.
Mettons en parallèle les résultats de Grand Frais. Une grande variété de produits frais et des prix compétitifs pour attirer le consommateur qui retrouve le plaisir d’acheter de bons produits. Un CA de 1,5 milliards d’euros en 2017. 20% de bras en plus que dans une surface de taille identique. Des bras qui rangent, arrosent, soignent fruits, légumes…
Chez Grand Frais, il n’y a pas de paiement par reconnaissance faciale, de chariot connecté ou de douchette. Il y a des recettes cartonnées en stop rayon qui donnent envie de faire la cuisine et d’être heureux quand on ouvre son frigo.
Ce que j’en tire comme enseignement, moi l’humaine obsolète
Ces recherches et lectures m’ont remonté le moral. Je suis une humaine obsolète depuis plus de cinq ans mais je ne m’en étais pas rendue compte. Aujourd’hui, je le vois dans le regard des gens. Mes cours de marketing m’ont appris que l’on est senior à 45 ans. Une vraie galère pour ceux qui cherchent du travail. Des employeurs qui pensent que parce qu’on est vieux, on ne sait pas se servir d’un ordinateur. Des petits jeunes qui veulent vous expliquer de façon condescendante les dernières tendances du numérique. Rien n’est fait pour les seniors sur le marché de l’emploi. Les plans sociaux les visent en premier.
Les humains obsolètes
Les seniors sont considérés comme des humains obsolètes hors de la société numérique. On confond nouvelles technologies et jeunesse. Pourtant l’âge moyen des fondateurs de start-up à forte croissance est de 45 ans. Citant les travaux du psychologue en développement Erik Erikson, Karlgaard (journaliste et conférencier surfant sur la vague des late boomers) écrit : « l’espace de temps entre 40 et 64 ans représente une période unique où la créativité et l’expérience d’un individu se combinent au désir humain universel de donner un sens à sa vie. » (source : N’ayez pas peur d’être un late boomer)
Appliquons les bonnes pratiques décrites précédemment :
Cultivez votre a-modernité. Ne soyez pas moderne pour être moderne. Bref, soyez vous-même. Vous n’êtes ni vieux, ni fini, ni moderne par obligation. Vous êtes vous.
Construisez vos propres barrières à l’entrée. Il suffit de développer des compétences rares que vous êtes peu à posséder : connaître le mandarin, être un as en œnologie ou un sportif exceptionnel…Ce sont ces barrières qui vous assureront un job à vie et aussi une passion qui vous fera lever le matin.
Cherchez votre dernier souffle, une pratique, une expertise que l’on croyait enterrée et qui est remise à la mode. Surfez sur cette tendance aussi vintage que vous.
Soyez résilient. J’en parle d’expérience.
Faites le ménage. Entourez-vous de gens qui ne vous laisseront pas tomber au premier revers de fortune. Ceux qui ne vous oublient pas alors que vous n’êtes plus DG, directeur financier ou autre…Sachez évoluer dans un écosystème bienveillant comme une entreprise doit le faire en se protégeant : être première sur son marché natif, se garder des fusions inconsidérées censées la remettre sur les rails du progrès…
Investissez en vous. Apprenez tous les jours pas dans une visée utilitariste mais pour le plaisir. Le plaisir de nourrir son cerveau de connaissances nouvelles et de façon continuelle. Apprenez le digital par plaisir ou renoncez-y.
Acceptez d’être tout en bas si vous n’avez pu vous maintenir tout en haut.
Chérissez votre liberté. Elle est votre bien le plus inaliénable.
Est-ce que c’est fini pour moi ? Pas encore. Pas tout à fait. Pas dans l’immédiat.
Mourir dès que tu le voudras, voilà ton droit.
Sénèque ; Les lettres à Lucilius – Vers 64 ap. J.-C.
La modernité est une expérience.
Bibliographie
Pisano, Gary P. Creative Construction: The DNA of Sustained Innovation. PublicAffairs, 2019.
Kim, W. Chan, and Renée A. Mauborgne. Blue ocean strategy, expanded edition: How to create uncontested market space and make the competition irrelevant. Harvard business review Press, 2014.
Martuccelli Danilo, « Les nouveaux enjeux de la modernité », Revue internationale de philosophie, 2017/3 (n° 281), p. 233-239. URL : https://www-cairn-info.ezproxy.univ-paris1.fr/revue-internationale-de-philosophie-2017-3-page-233.htm
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