Instagram déverse à longueur de publications des photos de stars, influenceurs, joueurs de foot et presse people. Sur ces photos, des voyages à l’autre bout du monde, des entrecôtes en or, des fringues de grands couturiers. Plus grave, la mode est au dévoilement de l’intimité. Ce n’est pas une intimité fabriquée mais la vraie intimité. Celle qui vous prend au saut du lit et montre que vous avez le temps de faire votre yoga avant d’aller au boulot, qui zoome sur votre salle de bain et ses multiples produits de beauté, qui donne une vision panoramique de votre salon, de ses meubles design et de ses œuvres d’art très rive gauche…Celle qui vous fait rentrer dans les cuisines avec marbre au sol, plan de travail en granit et piano dernier cri…et partir en voyage sur des yachts qui cabotent de Saint Tropez aux iles grecques dont le bleu se répand sur l’écran de votre mobile alors que vous êtes dans le gris.
Pourquoi tout ceci devient indécent à l’heure des gilets jaunes et de l’exposition d’une intimité très différente : les levers à pas d’heure pour même pas un smic, les visages blafards et fatigués, les pas de vacances etc.
L’affaire Ribéri et sa fameuse entrecôte sont symptomatiques du trop-plein de bling-bling qui se déverse sur le réseau . Tout a débuté sur Insta et s’est terminé dans les insultes et une grosse amende. Le problème est que le succès d’Instagram repose, en grande partie, sur les marques de luxe qui jouent à fond les vidéos back-stage, l’expérientiel social et la représentation iconique de sacs à plus de 1000 euros.

Piscine instagramée, bleu à filtre
Instagram, le réseau du luxe et de l’exhibition
Instagram communique sur sa capacité à représenter la mode et les dernières tendances. Mais, lorsque l’on analyse les documents de la marque mis à disposition des annonceurs, le discours du réseau social appartenant à Facebook est étrangement élitiste. Le rapport “Goûtez au luxe sur Instagram” qui est édité par Facebook (propriétaire d’Instagram) à destination des annonceurs m’a particulièrement frappée.
Goûtez au luxe sur Instagram
Extraits…
« Sur Instagram, une personne sur deux est abonnée à une entreprise pour éprouver un sentiment d’appartenance plus fort envers elle et pour avoir le sentiment de faire partie d’un groupe privilégié. »
Des voitures de luxe aux hôtels sept étoiles en passant par la haute couture et les occasions uniques, Instagram est la destination parfaite pour ceux qui apprécient les plaisirs de la vie.
En mettant l’accent sur la narration visuelle, Instagram est la plate-forme idéale pour partager les produits et les expériences les plus convoités au monde. Les marques de luxe en sont des adeptes enthousiastes.
Deux éléments de discours ont particulièrement interpellé la chercheuse en marketing que je suis : la notion d’influence et celle de richesse.
L’influence est un concept phare du marketing d’aujourd’hui. Instagram l’érige en pierre angulaire de sa réussite. Instagram ne parle pas d’influencer pour consommer plus ou moins mais d’influencer pour modifier les façons de penser le luxe.
Extraits…
Instagram est une source d’inspiration importante pour les consommateurs. Cette plate-forme propose une esthétique visuelle qui les pousse à s’intéresser à la mode et au style. À travers leurs amis, des personnes d’influence et des célébrités, les consommateurs découvrent des destinations, des vêtements et des accessoires qui façonnent leur manière de penser et de planifier.
Noah Mallin, directeur associé, MEC Wavemaker
Quant à la richesse, elle est désignée par des termes tirés d’une vision mondialiste, jeuniste et « pantechnologique »
Voici…tiré du chapitre « la classe aisée de demain, une audience ambitieuse ».
Les futurs maîtres du monde
A la question, ce réseau est-il indécent, je serais tentée de répondre qu’il n’est indécent que parce qu’il est viral.
L’indécence paie, se répand et s’auto-alimente
La mise en avant d’une consommation outrancière n’est pas l’apanage des stars les plus en vues. A côté des influenceurs, émerge une catégorie de plus en plus nombreuse, celle des micro-célébrités. Elles tirent leur notoriété naissante du réseau lui-même. Les micro-célébrités cherchent à stariser leur personnage en adoptant, par exemple, les attitudes des stars des années 60. Marwick (2015) cite un selfie de Kim Kardashian (Bathroom selfie by Kim Kardashian, (@kimkardashian) pris dans la salle de bain des loges de Yeesus juste avant un concert. Ce selfie qui a recueilli plus de 600.000 likes est emblématique du dévoilement de la vie privée sans artifice. A contrario, des micro-célébrités comme Kane Lim, un étudiant singapourien de 22 ans dont le compte a plus de 30000 followers usent et abusent de selfies le mettant en scène avec des marques de luxe. Une des photos les plus partagées du compte de Lim (@kanelk_k) montre son impressionnante collection de Louboutins.

kanelk_k, 5 735 publications, 112k abonnés, 363 abonnements kane own your reality without apology. see goodness in the world. be bold. be fierce. be grateful. be wild, crazy and gloriously free 🐼 louboutinworld est abonné(e)
Marwick (2015) montre que cette consommation aspirationnelle rejaillit sur les micro-célébrités qui profitent de l’aura de grandes marques pour se forger une image d’influenceurs. Les micro-célébrités sont de plus en plus micros. Preuve en est, l’intérêt assez récent de la recherche en marketing pour les nano-influenceurs. En fait, la diffusion des codes et des normes de l’influence est en train de changer la façon dont les membres publient. La mise en décor de sa vie devient une norme de publication même si l’on n’est pas un influenceur et si l’on ne souhaite pas l’être. On assiste à une viralité ultime, une forme de contagion extrêmement puissante. Enfin, la mise en avant de la vie privée est source de confiance à l’égard de son influenceur (de Lassus, Mercanti-Guérin, 2013). Vous ferez confiance à celui qui vous ouvre les portes de sa maison et pas à celui qui se fait shooter dans un décor fabriqué. Cette tendance à la transparence pousse les influenceurs dans une sorte de compétition à celui qui en montrera plus, toujours plus. Revenons aux Kardashian.
Yeesus poste des photos de leur maison à plus de 60 millions de dollars. Kim lui signifie qu’il n’a pas respecté les règles d’intimité qu’ils s’étaient fixées. Elle le lui dit sur Twitter et donc 23000 personnes parlent du sujet…
La crédibilité de l’influenceur est remplacée par sa capacité financière
Autre résultat assez communément partagé par la recherche, la crédibilité est un antécédent de l’influence. Rebelo (2017) a étudié le lien entre la crédibilité perçue d’un influenceur et son influence sur les intentions d’achat des produits qu’il promeut. Sur Instagram, ce lien est positif. La crédibilité perçue est constituée de trois dimensions : l’attractivité de l’influenceur, sa capacité à inspirer confiance et son degré d’expertise. Le degré d’expertise est considéré par les instagrammeurs comme le moins important. La capacité à inspirer confiance et l’attractivité de l’influenceur sont plus générateurs d’intentions d’achat positives. Les femmes, notamment, sont plus enclines à acheter des produits recommandés par des influenceurs capables d’inspirer confiance.
Or, qu’appelle-t-on attractivité ? Le physique, le mode de vie, la richesse…A contrario, l’expertise qui était un élément important de l’influence s’efface.
Qu’est-ce que l’indécence ? Un concept mouvant et social
Et si, nous revenions à l’indécence. L’indécence a plusieurs facettes. Elle peut se définir comme un comportement contraire aux règles de bienséance, de moral ou de pudeur. L’indécence peut être assimilée à de l’impolitesse, de l’immodestie ou signe d’exagération. Il peut être indécent d’étaler sa richesse face à la pauvreté. Il peut également être indécent d’exhiber son intimité face à des millions de followers, fans, abonnés…
Or, le problème est que l’indécence rapporte. Nous ne reviendrons pas sur les débuts de Kim Kardashian. La belle Otero a développé sa notoriété grâce aux cartes postales qui à la Belle Epoque représentaient un média extrêmement puissant. Otero n’était pas indécente. Elle était classe. Les photos l’immortalisaient coiffée et habillée de ses plus beaux atours et pas au saut de lit en cheveux, culotte et no make –up…

Otero, ancêtre de Kim
Otero n’est pas indécente à nos yeux mais elle l’était pour son époque. Elle était une cocotte. Elle faisait, elle et ses consœurs, pourtant partie de la collection de cartes postales de mon grand-père très catholique et très bourgeois.
L’exposition de l’intimité des riches a-t-elle précipité la Révolution Française ?
Comme nous en avons l’habitude chez Beabilis, nous finirons par une réflexion historique sur le lien indécence-révolution. Les riches de 1789 n’exposaient pas leur richesse. Il était difficile à un pauvre hère parisien d’imaginer le luxe dans lequel on vivait à Versailles. Il le soupçonnait mais n’était pas bombardé d’images au quotidien sur les fêtes versaillaises. Lors de son procès, on reprocha à la Reine ses dépenses somptuaires. Lors de l’invasion de Versailles par les femmes qui demandaient du pain, on raconte qu’elles ont été comme saisies par le luxe des appartements qu’elles découvraient après avoir forcé les grilles du château.
Oui, l’exposition très restreinte de l’intimité des riches et la projection et les fantasmes des pauvres ont certainement été un déclencheur de la révolution.
Les réseaux sociaux jouent avec le feu
Et à la question, le réseau social Instagram est-il indécent, nous répondrons oui également. Voici pourquoi en quelques lignes :
Quelle responsabilité sociale des réseaux sociaux ?
opes tuae non revelabis
Références
Rebelo, M. (2017). How influencers’credibility on Instagram is perceived by consumers and its impact on purchase intention, Masters’ Thesis. Catolica Lisbon Business& Economics.
de Lassus, C., & Mercanti-Guérin, M. (2013). I buy your product when I feel I know you: using blog disclosure to influence consumers. Management and Marketing Journal, 11(2), 209-224.
Marwick, A. E. (2015). Instafame: Luxury Selfies in the Attention Economy. Public Culture, 27(1 75), 137–160. https://doi.org/10.1215/08992363-2798379
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