Chaque année, la MIT Technology Review établit sa liste des 10 innovations technologiques récentes susceptibles de changer la planète et la société. La prise en compte du changement climatique est une des 10 innovations de rupture listées en avril 2020 par le MIT.
Plus récemment Joe Biden a dévoilé un plan ambitieux pour le climat faisant de cette thématique un axe essentiel de sa Présidence.
Le changement climatique passe par une modification de nos modes de vie. Sur ce point, réseaux sociaux et média digitaux ne nous aident pas.
Qui sont les Climate Change Contrarians ?
Cette thématique du changement climatique suscite un fort intérêt de la part des internautes. Ainsi, les recherches liées aux innovations en matière écologique ont crû de 800% en France sur les douze derniers mois (source : Google Trends 2020). Or, le changement climatique et ses effets sont soumis à une bataille entre lobbies, bataille qui se déroule dans les médias et sur les plateformes numériques. Ces lobbies niant la réalité du changement climatique et refusant toute innovation dans ce domaine ont un nom.
Appelés « Climate Change Contrarians » ou CCC, ils ont été étudiés de façon très exhaustive par Petersen et al. (2019) dans la revue Nature. Ils nient la réalité du changement climatique et bénéficient de tribunes médiatiques considérables.
Les auteurs montrent que ce sont les CCC qui ont le plus de visibilité médiatique. Ils ont comparé l’exposition médiatique de 386 CCC à 386 experts scientifiques. 200 000 publications de recherche et 100 000 publications numériques ont été analysées. Les CCC sont plus cités par la presse alors que les experts scientifiques alertant sur le changement climatique le sont moins comparativement. Leur surexposition médiatique repose en grande partie sur les algorithmes de publication qui poussent leurs articles au détriment de scientifiques luttant contre le réchauffement. Ce phénomène est amplifié par la masse des internautes qui partagent, commentent et aiment leurs publications sur les réseaux sociaux.
La “superviralité” de ces lobbies repose sur la personnalisation des contenus. Les innovations permettant de lutter contre le réchauffement seraient présentées comme contraignantes, irréalisables, menaçant l’économie, source de chômage et de pauvreté[1]. Les individus doutant du réchauffement ou craignant de devoir changer leur mode de vie seraient soumis de façon intensive à ces publications qui les confortent dans leurs croyances.
Les bulles de filtre, un frein aux innovations climatiques ?
Le fait que les moteurs de recherche ou les sites Internet aient peur de perdre de l’audience les enferme dans une sorte de consensus rédactionnel où l’interface est conçue pour ne prendre aucun risque avec les sujets controversés (Garrett et al., 2011). L’utilisation poussée de ces algorithmes a été dénommée « bulles de filtre » par Eli Pariser, dans son livre The Filter Bubble (2011). Il fait l’hypothèse que la recherche continuelle du Web pour fournir un contenu pertinent conduit à enfermer l’internaute dans un univers thématique qui l’intéresse, mais ne l’enrichit pas.
Pariser (2011) montre que les moteurs de recherche adaptent leur proposition de contenu vis-à-vis de l’internaute en fonction de ses croyances, croyances détectées par leurs algorithmes. D’où la dénomination de « bulles ».
Bulles de filtre, personnalisation et lobbies
La maturité du marché face aux bulles de filtre laisse présager une utilisation toujours importante d’algorithmes de plus en plus personnalisés même si les acteurs comme Facebook prennent peu à peu conscience du problème. Utilisées à la base par les lobbyistes américains, les bulles de filtre sont renforcées par les stratégies dites de chambres d’écho qui consistent à faire répéter un même message par différentes sources ou des messages complémentaires par une seule source. En augmentant l’exposition à une information infondée, sa crédibilité a tendance à augmenter. Il en va de même lorsque l’on dénature une information scientifiquement prouvée. La multiplication des partages d’informations au sein des réseaux sociaux et l’addition de commentaires d’internautes peuvent, à terme, modifier l’information première et diffuser de fausses rumeurs.
Plus une information est virale, plus elle rapporte de la publicité
Les moteurs de recherche comme Google ou Bing mais également les réseaux sociaux comme Facebook, et plus largement les médias digitaux se justifient de les utiliser en mettant en avant le contrat de lecture qu’ils fournissent (je clique car le contenu m’intéresse) et un meilleur engagement (j’aime, je commente, je partage). A contrario, tous les contenus en dessous d’un certain taux de viralité vont voir leur potentiel d’exposition réduit dès les premières secondes de mise en ligne.
Ainsi, si l’on étudie l’algorithme de Facebook (Edge Rank), il apparaît que les publications les plus récentes, qui déclenchent le plus d’engagement en quelques secondes et qui sont issues d’individus les plus en affinité avec vous ont toutes les chances de vous être proposées. Les publications ne correspondant pas à ces trois critères (récence, affinité, engagement) auront beaucoup moins de visibilité (ou Reach-couverture) (Kincaid, 2013). Ce fonctionnement algorithmique propre aux réseaux sociaux est, aujourd’hui, repris par les médias digitaux.
En effet, le potentiel viral d’une publication est jugé par les éditeurs comme extrêmement important, car il va multiplier les “impressions” (c’est-à-dire nombre d’individus soumis à une publication). Ces impressions sont vendues aux annonceurs et sont donc essentielles pour le modèle économique de ces médias.
Ces algorithmes se sont encore étendus, avec le développement des réseaux sociaux, et de l’exploitation publicitaire des données des internautes. Ils ne concernent plus uniquement les contenus pouvant être intéressants pour une cible d’internautes, mais ceux donnant envie d’être partagés ou commentés (Benavent, 2016 ; 2017).
Bulles de filtre, une menace pour l’acceptation de l’innovation ?
Si le rapport “personnalisation-viralité” a été étudié dans le cadre politique (Bozdag et van den Hoven, 2015), peu de recherches s’intéressent à l’influence des algorithmes de filtrage de contenu sur l’acceptation de l’innovation. Or, ces derniers sont très utilisés pour mesurer l’intérêt des lecteurs sur des sujets technologiques.
Dans le cas du changement climatique, les innovations pouvant ralentir le changement climatique sont donc évaluées à la lumière de bulles de filtre entre réchauffistes (refusant la réalité du changement climatique) et convaincus de ce changement.
En effet si l’internaute ne reçoit que des informations semblables, il peut ne pas modifier ces usages et ces habitudes de consommation. Une innovation de rupture, au sens de Schumpeter (1942) implique des changements radicaux parfois douloureux pour les consommateurs que nous sommes. Il est donc très rassurant de lire des publications qui vont dans le sens de notre résistance aux changements.
Une innovation de rupture impose « la disponibilité ex ante d’une information publique et des effets d’annonce préalables des agents ». Dans le contexte des algorithmes, ces conditions d’informations ne sont plus réunies.
Une innovation de rupture signifie un changement des usages et les habitudes de consommation (Christensen, 1997) et un chemin d’appropriation plus lent. Cette appropriation peut être considérablement freinée par les bulles de filtre qui contrarient la difficile mutation des individus peu enclins à changer leur mode de vie.
Joe Biden n’a pas mentionné dans sa lutte contre le réchauffement climatique les Fake News et leur production quasi-industrielle. Il devrait se pencher sur le sujet…
Bibliographie
Benavent C (2016) Plateformes. Sites collaboratifs, marketplaces, réseaux sociaux : Comment ils influencent nos choix. Paris, FYP Editions, 224 p.
Benavent C (2017) Big Data, algorithmes et marketing : rendre des comptes. Statistique et Société, 4(3), 25-35.
Bozdag E, and van den Hoven J (2015) Breaking the filter bubble: democracy and design. Ethics and Information Technology, 17(4), 249-265.
Christensen C.M. (1997) The Innovator’s Dilemma. When New Technologies Cause Great Firms to Fail. Harvard Business School Press Boston, MA.
Garrett R and Resnick P (2011) Resisting Political Fragmentation on the Internet. Daedalus , 140, 4, pp.108-120.
Kincaid, J. (2010), “EdgeRank: The Secret Sauce That Makes Facebook’s News Feed”, Tick TechCrunch, Available online at: http://techcrunch.com/2010/04/22/facebook-edgerank
Pariser, E. (2011) The filter bubble: What the Internet is hiding from you. Penguin UK.
Schumpeter J A (1942 and 2013) Capitalism, socialism and democracy. Routledge.
[1] De nombreux scientifiques dénoncent les lobbies climatiques des sociétés pétrolières comme ExxonMobil, Chevron, ConocoPhillips, BP, Shell, Peabody Energy, et d’autres membres des énergies fossiles, https://www.ucsusa.org/resources/climate-deception-dossiers#.WfickGhSyCo
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