Le marketing digital traverse une phase de transformation épistémologique qui trouve des échos dans la philosophie de Gaston Bachelard. Selon Bachelard, pour accéder à une nouvelle compréhension scientifique, il faut non seulement rejeter les idées passées mais également subir une mutation de pensée. Ses réflexions épistémologiques les plus importantes sont présentées dans « le Nouvel Esprit Scientifique ».

Le Nouvel Esprit Scientifique va bien à notre temps

« Le Nouvel Esprit Scientifique » est l’une des œuvres majeures de Gaston Bachelard, publiée pour la première fois en 1934. Dans ce livre, Bachelard explore les transformations de la pensée scientifique et les méthodes qui la sous-tendent. Voici un résumé des idées clés de cette œuvre :

Rupture épistémologique : Bachelard soutient que la progression de la science ne se fait pas simplement par accumulation de connaissances. Il y a des moments où de nouvelles idées et théories nécessitent une rupture avec les anciennes conceptions, ce qui conduit à une transformation radicale de notre compréhension.

Obstacles épistémologiques : Pour Bachelard, la progression de la connaissance scientifique est entravée par des « obstacles épistémologiques ». Ces obstacles peuvent être des idées préconçues, des intuitions naïves ou des traditions qui empêchent la pensée scientifique de progresser. Les scientifiques doivent reconnaître et surmonter ces obstacles pour avancer.

Importance de la méthode : La science, selon Bachelard, ne se limite pas à l’observation et à la collection de données. Elle nécessite des méthodes rigoureuses pour tester, vérifier et éventuellement réfuter les théories existantes.

Relativité du savoir : Bachelard remet en question l’idée d’un savoir absolu ou d’une vérité immuable. Il soutient que la connaissance scientifique est toujours en évolution, et que ce que nous considérons comme « vrai » aujourd’hui pourrait être remis en question demain.

La mathématique comme langage de la science : Bachelard met en avant le rôle central de la mathématique dans la science moderne. Pour lui, la mathématique offre un langage précis qui permet de formuler des concepts et des relations de manière rigoureuse.

Phénoménologie et science : Bien qu’il accorde une grande importance à la rigueur et à la méthode, Bachelard reconnaît également la valeur de la phénoménologie, c’est-à-dire de l’étude des phénomènes tels qu’ils apparaissent à la conscience. Il croit que cette approche peut offrir des insights précieux pour la science.

En résumé, « Le Nouvel Esprit Scientifique » de Bachelard est une exploration de la manière dont la pensée scientifique s’est transformée au fil du temps. Il souligne l’importance de remettre constamment en question nos idées préconçues et de chercher des méthodes toujours plus rigoureuses pour comprendre le monde.

Comment Bachelard peut-il nous aider à penser une épistémologie de la rupture à l’ère du numérique  ?

L’environnement numérique est vu comme un réseau de relations et de liens. Au sein de ces flux, la position du chercheur n’est pas centrale mais périphérique. Il se retrouve confronté à la diversité des positions des acteurs, à la multiplicité des données, à la quantification de ces dernières, à la concurrence qui s’établit entre les outils (les algorithmes, l’Intelligence Artificielle…) et l’Homme. Par ailleurs, le numérique fait imploser les barrières académiques tout en renforçant les précautions éthiques. Confrontée à une matière technologique et sociale complexe, l’invention d’une épistémologie spécifique au digital est difficile car elle est en rupture avec la façon de « faire science ». Le digital peut y être vu soit comme un nouvel outil d’investigation et un apporteur de données qui révolutionne un champ, soit comme un objet de recherche qui nécessite d’autres modes d’investigation. Il ne peut en aucun cas se réduire à une série d’outils de collecte de données. C’est d’abord et avant tout un espace participatif de travail mais également un lieu de tests de solutions technologiques, de partage de pratiques sociales à l’intersection de l’informatique et des sciences sociales, de méthodes et de théories revisitées. La difficulté à penser une « nouvelle » épistémologie pour une « nouvelle » science n’est pas récente. L’épistémologie historique donne des clés pour comprendre ce qu’est une rupture scientifique et comment l’intégrer à la production scientifique. Nombreux sont les chercheurs à avoir promu cette méthode d’Abel Rey en passant par Louis Althusser ou Thomas Kuhn. Le plus reconnu d’entre eux est Bachelard pour qui, le passage d’une théorie scientifique à une autre ne se fait pas par accumulation de connaissances mais par l’émancipation de l’esprit vis-à-vis des conceptions scientifiques antérieures. Combattre l’erreur devient un des pré-requis d’une production scientifique de qualité car l’erreur est souvent produite en appliquant les vieilles méthodes à des matériaux nouveaux. La rupture est donc la meilleure façon de la repérer et la rectifier. Ainsi, les apports de Bachelard peuvent être ici utilement mobilisés pour mieux analyser la rupture provoquée par le numérique. Nous avons choisi de nous appuyer sur une des disciplines les plus centrales du digital, à savoir le marketing digital et d’analyser sa production scientifique à la lumière de la pensée de Gaston Bachelard.

Pourquoi le marketing digital est-il un objet épistémologique de la rupture ?

Le marketing digital est un objet d’étude à la croisée de plusieurs disciplines qui vont de l’informatique en passant par la communication et le marketing dit traditionnel. Il est considéré comme un objet de rupture car il aborde un marché de façon très différente du marketing traditionnel.

Typologie des épistémologies applicables au marketing digital

Facettes du Marketing Digital Type d’épistémologie
Efficacité des actions (Trafic, Conversion) Positiviste
Branding, Contenu de marque, SEO Interprétativiste
Réseaux sociaux, Influenceurs, Communautés Constructiviste
Metaverse, Web 3 Interactionniste

 

La recherche en marketing digital est révolutionnée à trois niveaux : 1) l’espace de délimitation de l’objet étudié n’existe plus ; la recherche est géolocalisable mais peut s’étendre à l’infini (du local au global ; 2) elle repose sur des études à la fois qualitatives et quantitatives (données qualitatives traitées de façon quantitatives et inversement) ; 3) elle s’appuie sur des patterns ou cas d’usage qui permettent de dégager des similarités au détriment du singulier (Bui, 2015).

Reconnaissance des obstacles épistémologiques : Comme Bachelard l’a noté, la première étape pour avancer est de reconnaître les idées préconçues qui pourraient entraver la recherche. Dans le marketing digital, cela pourrait signifier des idées traditionnelles sur la publicité ou des conceptions obsolètes du comportement des consommateurs.

Embrasser la rupture : Plutôt que de s’accrocher à des méthodes et des théories dépassées, le chercheur en marketing digital devrait chercher à rompre avec le passé et à embrasser de nouvelles façons de penser, de nouveaux outils et de nouvelles méthodes.

Rôle des technologies et des données : Dans la lignée de Bachelard, il est important de reconnaître le rôle central des technologies et des données dans la recherche en marketing digital. Cela ne signifie pas seulement les utiliser comme outils, mais aussi comprendre leur nature, leur fonctionnement et leurs implications.

Révision constante : Tout comme Bachelard a souligné la nécessité de remettre constamment en question les connaissances scientifiques, le chercheur en marketing digital doit être prêt à revoir et à remettre en question ses méthodes, ses données et ses conclusions à la lumière des nouvelles découvertes et des changements dans le domaine.

En conclusion, la pensée de Bachelard sur l’épistémologie, en particulier la notion de rupture, offre des insights précieux pour le chercheur en marketing digital. Elle suggère une approche dynamique, critique et en constante évolution, qui tient compte des défis uniques posés par le monde numérique. La clé est d’embrasser le changement, de remettre constamment en question les idées préconçues et d’être ouvert à de nouvelles façons de penser et de faire dans un domaine en constante évolution.

Epistémologie du marketing digital : quels défis ?

L’un des principaux défis réside dans la dématérialisation. Bien que le marketing digital semble éloigné de la matière, il reste intrinsèquement lié à elle, comme en témoignent des technologies telles que le cloud, qui, bien que dématérialisant les données, nécessite toujours une infrastructure matérielle. Les innovations comme l’AST, qui traquent les objets et leurs interactions, réintroduisent la notion de spatialité dans le marketing – une idée centrale chez Bachelard.

Un autre défi concerne le conflit des significations. Les termes, dans le contexte du marketing digital, sont souvent mal compris ou mal utilisés, ce qui peut mener à des perceptions erronées et à une adoption ou un rejet inapproprié des technologies. Bachelard soulignait que les mots portaient avec eux des bagages historiques qui pouvaient entraver la progression scientifique.

De plus, avant d’embrasser pleinement le digital, il est essentiel de comprendre ses fondements. La proposition d’Ingvarsson (2021) est de ne pas simplement considérer le digital comme une série d’outils, mais comme un champ infini de relations multimodales, combinant à la fois la culture traditionnelle et la culture numérique. Les outils numériques ne devraient pas simplement être des ajouts à la recherche, mais des éléments centraux, permettant la fusion de divers types d’informations pour donner naissance à de nouvelles significations et perspectives.

Pour aller plus loin : 

Mercanti-Guérin, Maria. « Épistémologie du marketing digital. Comment Bachelard peut-il nous aider à penser une épistémologie de la rupture ? », Communication & management, vol. 20, no. 1, 2023, pp. 31-47.