Le marché de l’édition scientifique : Parce que nous le valons bien ?

Le marché de l’édition scientifique : Parce que nous le valons bien ? Billet écrit par Jerôme Caby, Professeur des Universités, IAE de Paris, Délégué Général de la FNEGE

L’éditeur scientifique allemand Springer Nature a été introduit à la bourse de Francfort le 4 octobre 2024 pour une valorisation de 4,9 milliards d’euros dès le premier jour de cotation et d’un peu moins 10 fois l’EBITDA. Avec cette introduction, les « big four » de l’édition scientifique sont maintenant cotés en bourse directement ou indirectement : Elsevier (au travers de sa maison mère, RELX), Taylor & Francis (au travers de sa maison mère Informa), John Wiley et dorénavant Springer Nature. Ces éditeurs ont deux activités principales, la publication de revues scientifiques et celle plus traditionnelle de livres.
Nous centrons ici notre propos sur les revues académiques.

Une disruption du modèle économique traditionnel

Un premier facteur, la digitalisation, a complétement bouleversé le modèle économique des éditeurs scientifiques au cours de la période récente. Jusque-là, leur chiffre d’affaires était fondé sur la vente d’abonnements principalement aux bibliothèques universitaires et les chercheurs venaient consulter la version papier (et photocopier) des articles dans le cadre de leurs investigations. L’apparition de bases de données bibliographiques a chamboulé ce processus traditionnel connu des plus anciens parmi nous. La recherche d’articles est maintenant fondée sur l’utilisation de mots-clefs pour sélectionner les articles les plus pertinents au regard du projet de recherche. On est passé de la lecture de revues à celle d’articles individualisés (ce qui n’exclut pas que certains d’entre nous suivent des revues en particulier). Le second facteur, la science ouverte (ou « open science »), est un mouvement qui sous l’impulsion d’initiatives institutionnelles variées en Europe (Plan S, https://www.coalition-s.org/about/), aux Etats-Unis (OSTP, https://hal-lara.archivesouvertes.fr/OUVRIR-LA-SCIENCE/hal-04446928v1) et dans le reste du monde(https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000387763) souhaite rendre accessible à tous gratuitement et immédiatement les résultats des recherches et donc les articles publiés, ce qui n’était pas possible dans le cadre du lectorat traditionnel fondé sur les abonnements.

L’objectif commun à ces initiatives aux contours variables est de parvenir à une libre circulation et un partage de l’information scientifique optimisés. Compte tenu de ses implications potentiellement destructrices (plus de vente d’abonnements, articles en accès libre), les éditeurs scientifiques ont réagi en inversant progressivement leur modèle économique. Dorénavant, il appartient aux chercheurs de payer les éditeurs au travers de frais de publication connus sous le nom d’APC (« Article Processing Charge ») pour rendre accessible immédiatement et à tous leur production scientifique. Il s’agit du mécanisme dit « Gold » (qui connaît lui-même des variantes avec l’accès libre (« open access ») vert, bronze, ou hybride). Ce changement est encore en-cours. Par exemple en 2023, 44% des articles publiés par Springer Nature étaient en accès libre.
Le mouvement de la science ouverte s’appuie philosophiquement plutôt sur le modèle diamant (« diamond ») qui ne suppose aucun frais y compris du côté des chercheurs. Il n’est pas favorable aux éditeurs scientifiques traditionnels car alors il n’y a plus de modèle économique du tout pour eux sauf à passer par des accords transformants avec des consortiums d’institutions académiques ou des pays qui financent plus ou moins forfaitairement les éditeurs.

Une disruption sans conséquences sur la performance financière

En dépit de cette modification majeure de leurs modèles économiques, les éditeurs scientifiques semblent n’avoir enregistré aucune conséquence délétère sur leur activité. Comme on peut le voir, leur chiffre d’affaires progresse régulièrement et sans à-coups, avec même une légère accélération en fin de période sauf pour Wiley en 2023, mais la baisse correspond principalement à la vente d’activités.

De la même façon, l’ensemble de ces entreprises dégage des marges d’exploitation (Résultat opérationnel / chiffre d’affaires) confortables (de 22 % pour Wiley à 38 % pour Elsevier en 2023) et relativement stables montrant la résilience financière de ce secteur face à ce changement majeur.


Une économie de rente

La contestation du rôle des éditeurs et de leur caractère lucratif dont nous venons de constater qu’il n’était pas anodin dans le nouveau contexte digital trouve son origine dans le fait que l’essentiel du processus éditorial est gratuit pour les éditeurs. En effet, les chercheurs sont payés par les institutions académiques, leurs recherches sont également financées par elles ou par des acteurs principalement publics (et en tous les cas, pas par les éditeurs), les revues sont gérées par des rédacteurs en chef et des comités éditoriaux composés de chercheurs qui travaillent essentiellement gratuitement, les articles font l’objet d’une évaluation par des pairs qui officient également gratuitement et, à la fin, ce sont ces mêmes chercheurs qui doivent payer pour être publiés. Le modèle diamant va alors jusqu’au bout de cette logique en rendant également gratuite la publication sans abandonner l’évaluation par les pairs. Des initiatives sont d’ailleurs à l’oeuvre pour contourner les éditeurs traditionnels comme le « Peer community in » ou dans des domaines spécifiques comme les mathématiques . Mais leur succès reste encore modeste. Certes, les éditeurs traditionnels offrent des services supports très performants, mais ils sont assez aisément reproductibles avec des logiciels ouverts, des bases de données efficaces comme Scopus de Elsevier, mais cela pourrait être une activité autonome sans lien avec l’édition, des promesses d’outils de revue de la littérature utilisant les IA génératives, mais là encore il y a d’autres outils sur le marché qui apparaissent et il pourrait de nouveau s’agir d’activités indépendantes.

En définitive, ce qui est le coeur des modèles économiques des éditeurs scientifiques, ce ne sont pas les services supports et annexes qu’ils proposent aussi performants soient-ils, c’est la propriété des revues les plus prestigieuses, celles qui sont les plus lues par la communauté scientifique, celles dont les articles sont les plus cités et les plus valorisées par les chercheurs notamment pour leurs carrières.

Il a fallu de nombreuses années pour qu’elles obtiennent cette reconnaissance et elle est difficile à reproduire rapidement car leur réputation s’est construite au fil du temps. En résumé, si les éditeurs scientifiques sont si performants financièrement c’est parce qu’ils agissent dans le cadre d’une économie de rente à part entière.

Pour paraphraser un slogan célèbre dans les années 70, « Chez les éditeurs, on n’a pas de pétrole, mais on a des revues ».

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