LES SORCIERES SONT SUR INSTAGRAM

La sorcellerie connaît un renouveau. L’image de la sorcière s’est modernisée grâce à des séries comme Charmed et Witches of East End. Cela va de pair avec l’émergence de communautés de sorcières qui utilisent les médias sociaux : publications virales et influenceuses. Sur YouTube, la sorcière Harmony Nice compte plus de 700 000 abonnés, tandis qu’Instagram regorge de sorcières avec des comptes esthétiques comme softcozywitch. Elles proposent des produits variés tels que des posters, des cartes de tarot, des bijoux, et des accessoires rituels. Les sorcières du XXIe siècle privilégient les produits naturels : fleurs séchées, tisanes, et lithothérapie. Cette recherche vise à comprendre si cette naturalité est une nouvelle tendance liée à la sorcellerie ou si elle reprend des codes existants sur le marché, et quelles valeurs de consommation elle représente.

Pour ce faire, nous avons utilisé une méthodologie innovante de reconnaissance et de classification des images postée sur Instagram grâce à l’intelligence artificielle. L’étude du compte Instagram witches.of.insta regroupant 250000 abonnés nous a permis de dégager trois axes de recherche pouvant préfigurer une nouvelle naturalité : le genre, la transcendance et le défensif. Implications managériales et propositions de recherche seront proposées dans le cadre de cette recherche.

La sorcière est un personnage ancien et effrayant dans les sociétés occidentales, souvent décrite comme un être menaçant du 14ème au 18ème siècle. Issue du folklore et de la mythologie, elle est perçue comme une menace pour la civilisation. Ses liens avec la nature en ont fait une figure importante du féminisme et de l’écologie.

De nombreuses femmes furent brulées pour leur prétendue appartenance à la sorcellerie lors de l’inquisition. Catalysant les peurs d’une société profondément religieuse et paradoxalement extrêmement superstitieuse, la sorcellerie s’impose comme un ordre social antagoniste à celui établi. Pour Clément (2003, p.1), la sorcellerie peut se définir « comme la croyance selon laquelle le malheur inexpliqué est dû à l’intention maléfique d’individus dotés de pouvoirs surnaturels ». La société en guerre contre les sorcières a instruit 110 000 procès pour crimes de sorcellerie en Europe en cinq siècles (Levack, 2015). Ces procès furent l’occasion de porter à la connaissance du public tout un folklore (balais, sabbats, soumission à Satan…). Or, les femmes soupçonnées de sorcellerie étaient dans leur grande majorité des sages-femmes ou guérisseuses. Elles utilisaient une pharmacopée traditionnelle, breuvages, infusions ou décoctions de racines et d’herbes. La naissance du protestantisme en Europe permit de mettre peu à peu fin aux persécutions mais la crainte de la sorcière se transmit au Nouveau Monde. L’affaire des sorcières de Salem est significative de la peur d’une lointaine et jeune colonie face à un avenir incertain. Elle a donné lieu à une multitude d’ouvrages sur les erreurs de procédure, les mécanismes de dénonciation et l’hystérie collective. Elle a aussi servi à dénoncer des systèmes politiques autoritaires (Miller, 1952). La sorcière est le miroir des peurs d’une société dont elle est victime. Elle est aussi une survivance de la toute-puissance de la nature. Pour Guest (2020), la sorcière cesse d’être brulée au XIXème siècle car elle a perdu la partie. Les modernes régissent le monde par la technicité. La médecine les exclut du soin apporté aux corps. « Mêlant l’intuition voire la pensée magique à l’observation pratique, la sorcellerie est porteuse d’une autre « scientificité », expérimentale, populaire. Par opposition à l’anti-nature ou au sur-naturel, c’est un savoir conscient de sa participation à une nature qui n’est pas qu’humaine » (Guest, 2020, p. 54).

Altermoderniste plutôt qu’antimoderne, la sorcière réaffirme l’importance du sacré et du rituel, dans une visée libératoire. Dès lors, ce combat contre toute idée de contrôle en fait un symbole du féminin martyrisé par les religions et le scientisme. Porte-étendard des causes féministes, la sorcière devient sujet d’études pour ces dernières. La chasse aux sorcières est décryptée comme l’histoire d’une haine du féminin (Schaeffer, 2013). L’hystérie féminine assimilée au caractère de la sorcière serait une voie de dévalorisation du corps féminin. De victime, la sorcière moderne devient forte physiquement et combattant le mal. Cette transmutation des valeurs nourrit des séries comme « Buffy contre les vampires ». Comme le fait remarquer Bertho (2009, p. 175), » La série Buffy oscille entre la volonté de donner une image féministe positive de la sorcière, prise entre le contexte sociohistorique contemporain et le discours consensuel et normatif traditionnel. Cela explique la complexité et, sans doute, la popularité de Buffy. » Cette inversion des valeurs fait des hommes le sexe faible et des femmes des sorcières qui puisent leurs forces dans une naturalité triomphante. La redécouverte de la puissance du naturel féminin et de la féminité de la nature donnent à la sorcière un statut féministe et une puissance invaincue (Chollet, 2018 ; Couchot-Schiex, 2020).

Si la sorcière est une survivance des religions disparues et, notamment, du paganisme (Murray, 2014), la vision moderne de la sorcière est portée par l’écoféminisme[1].  L’écoféminisme ou l’alliance du féminin et de l’écologie est très actif aux Etats-Unis mais aussi en France. Il a gagné ses lettres de noblesse avec des écrivaines comme Marguerite Duras qui a donné son nom à la Revue « Sorcières » inspirée de la Sorcière de Michelet (1867). Cette création littéraire lancée en 1976 traite de l’alliance femme-vie-terre-écologie (Gauthier et al., 2017). Il relie le respect de la terre à la spiritualité, en particulier le culte d’une déesse-mère protectrice (Simos, 1951). Un courant religieux païen, la Wicca sert de concept fédérateur aux communautés de femmes – les Women’s Lands – aux États-Unis. Des groupes de Witches se reforment comme celles de Portland. Structurées en force politique, présentes aux USA comme en France, les Witch Blocs dénoncent le capitalisme patriarcal. Si l’écologie est toujours présente, les revendications politiques concernant des sujets plus généraux sont légion comme l’est une certaine marchandisation de la sorcière et de ses pratiques.

Méthodologie

Notre recherche consiste à identifier les thématiques liées à la naturalité au sein d’une communauté affichant son appartenance à la sorcellerie. Nous avons choisi d’étudier la communauté de sorcières sur Instagram et, notamment, le compte witches.of.insta. Le traitement des images postées sur Instagram par l’IA et l’utilisation de l’IA pour transformer ces images en mots opérationnalisables pour la recherche ont donné lieu à un certain nombre de publications récentes qui comparent les outils entre eux (Nanne et al., 2019) ou analysent les contenus générés par les utilisateurs (Klostermann et al., 2018) en les soumettant à différents modèles de « vision artificielle » (ou Computer Vision). L’ensemble de ces recherches s’appuie sur un article fondateur (Liu et al., 2017) qui intègre les labels générés par l’IA au sein d’un modèle plus global de perception de la marque. Dans le cadre de cette recherche et en nous appuyant sur ces travaux, nous avons choisi, dans une première étape, de soumettre les publications du compte Instagram witches.of.insta à Google Cloud Vision[2] afin de transformer les images publiées en labels comprenant les couleurs, les formes, les sentiments et les catégories. Dans un second temps, les labels générés par Google Cloud Vision (Annexe 1, illustration d’une publication Instagram traitée par Google Cloud Vision) ont été soumis au logiciel Nvivo afin de réaliser une analyse de contenus thématique des images publiées. L’ensemble des éléments encodés nous a permis de réaliser un diagramme de grappes et de surface synthétisant les différents nœuds correspondant aux thématiques du compte (Annexe 2, diagramme de surface du compte witches.of.insta). Les sources, les nœuds de thème qui partagent des mots, des valeurs d’attribut ou un encodage similaires ont été retraités dans une dernière étape. Des sous-nœuds thématiques ont été identifiés et des nuages de mots utilisés pour une meilleure visualisation des contenus (Annexe 3, visualisation des contenus du compte witchesofinsta).

Principaux résultats

Les principaux résultats nous ont permis d’analyser le discours de naturalité des sorcières d’Instagram. Si le terme n’est jamais évoqué, il est pourtant extrêmement présent à travers plusieurs éléments. La nature est représentée dans ses formes mythologiques voire druidiques. Cette représentation met en scène le monde végétal et, en majorité, le monde minéral. Des symboles comme la roue de la fortune ou le troisième œil sont utilisés comme marque d’initiation et de passage d’un monde matériel à un monde naturel, univers des énergies et de la renaissance. Le commerce social se développe autour du DIY de potions, onguents ou bougies magiques. Des objets comme le « Charm Bag » et une mise en avant d’ingrédients comme le gros sel ou le pissenlit sont utilisés pour des recettes de désenvoutement ou de purification. Un axe marchand « Life Style » est également développé avec les rites du bain, et une décoration bien être. Trois thématiques annexes au thème de la naturalité lient naturalité et sorcellerie.

La première thématique concerne la représentation de la femme. Cette dernière est intégrée à des éléments symboliques qui la rapprochent de la nature (forêt notamment). Elle est visualisée comme une héroïne empruntant les codes de l’heroic fantasy ou de la sorcière dite traditionnelle (chapeau, robe longue) avec un souci très marqué de l’esthétique (bijoux, coiffure, maquillage). La féminité est mise en avant comme un élément essentiel de différenciation face à des hommes jamais présents ou mentionnés.

La deuxième thématique a trait à la transcendance. Elle lie naturalité et spiritualité. Idée de l’immanence et du dépassement, ce que nous avons appelé l’ »inner power » fait référence en la foi dans la nature et le mode de vie magique. La naturalité permet l’accès à la pensée magique. Les forces de l’esprit se nourrissent du végétal et du minéral pour développer son équilibre intérieur et améliorer sa force mentale.

La troisième thématique correspond à la peur de l’autre. Longtemps persécutée, la communauté des sorcières utilise la naturalité pour se protéger des ondes négatives, influences extérieures…Potions et incantations sont faites pour nettoyer de la pollution mais aussi soustraire son esprit du négatif. La recherche de pureté est omniprésente, pureté portée par l’usage de produits naturels comme l’est celle de la réussite[3] temporelle qui est une forme de protection car elle place l’individu au-dessus du groupe. Cette réussite serait rendue possible grâce à l’utilisation de produits magiques.

Deux implications managériales émanent des résultats. La première implication est que le concept de naturalité peut se décliner sous d’autres dimensions que celles traditionnellement utilisées. Avoir une communication genrée permet de rapprocher son discours promotionnel de sa cible. Une naturalité féministe et activiste existe et explique en grande partie le succès de la magie sociale. Des courants de pensée comme le Wicca peuvent donner un nouveau souffle inspirationnel et culturel à la naturalité marchande. Le recentrage sur des éléments forts de la civilisation occidentale ré-ancrerait la naturalité dans une histoire et des traditions séculaires. Un mouvement de légitimation par la culture pourrait être intéressant à développer. La deuxième implication concerne la représentation des produits naturels, non pas soumis à la nécessité de la preuve (bénéfices santé, écologie, durabilité…) mais inscrits dans un mode de persuasion plus métaphorique. Comme le soulignent Kajzer et Saren (2008), les stratégies métaphoriques concernant notamment le développement durable ont un pouvoir de persuasion plus élevé. Les métaphores portant sur la vie et ses différentes formes de transcendance peuvent être déclinées, outre le pouvoir magique transféré au produit, selon trois dimensions : la vie professionnelle (volonté de réussite), la vie sociale (contexte religieux et culturel, inter-expérience) et la vie « écologique » (rythmes et temps, adaptabilité, cycles). Le courant de la sorcellerie est représentatif d’un renforcement de la naturalité marchande sur des dimensions déjà existantes De nouveaux axes émergent permettant un renouvellement des stratégies produit et de communication des marques (tableau 1). Les recherches de Thevenot (2014) nous ont servi de cadre pour penser une nouvelle naturalité dont le phénomène sorcier est une des illustrations.

Tableau 1, vers une nouvelle typologie de la naturalité marchande portée par la sorcellerie (adapté de Thevenot, 2014)

ORIENTATION  SOCIALEUtilitaireHédoniqueNouvelles formes de naturalité
Naturalité écologiqueNaturalité temporelleNaturalité genrée
Do It Yourself Produits : pots, jarres, recettesNostalgie, mythologie, druidisme… Produits : livres divinatoires, astrologie, talismans, charm bags, tarots…Beauté, force, représentations féminines Produits : posters, maquillage, bijoux
ORIENTATION INDIVIDUELLENaturalité santé et protectriceNaturalité sensorielleNaturalité transcendante
Eléments minéraux, végétaux Produits : lithothérapie – herbes médicinalesLife Style Produits : sels de bain, bougies parfumées, diffuseursDéveloppement personnel Produits : livres, grimoires, rituels de purification…

Les perspectives de recherche sont de deux ordres. Elles concernent l’utilisation des outils dits de Computer Vision pour étudier des publications sociales. Les champs de recherche portant sur l’image et la génération de labels grâce à l’IA devraient enrichir le domaine de l’analyse des réseaux sociaux et du marketing social. D’un point de vue conceptuel, la revisite de concepts bien implantés dans le champ du marketing devient une nécessité à l’heure où des courants de consommation émergent portés par les réseaux sociaux. Les dimensions éthiques ou non-éthiques ainsi que le positionnement militant de ces communautés sont, à notre avis, des défis lancés à la recherche en marketing.

Références

Bard C (2020) Le féminisme n’a rien à voir avec l’écologie. in : Le Cavalier bleu (eds) Féminismes. 150 ans d’idées reçues. Paris, pp.189-198

Bertho V. (2009) Introduction à une nouvelle ère de la série télévisée : Buffy contre les vampires, incarnation du pouvoir féminin ? Le temps des médias (1) : 174-186.

Biwolé-Fouda J and Tedongmo Teko H. (2020) Pratiques de sorcellerie dans la dynamique concurrentielle. Revue française de gestion 4 : 143-159.

Chollet M (2018) Sorcières : la puissance invaincue des femmes. Zones.

Couchot-Schiex S (2020) Mona Chollet : Sorcières. La puissance invaincue des femmes. Nouvelles Questions Féministes 39(1) : 141-144.

Dickerson F B (1998) Strategies that foster empowerment. Cognitive and Behavioral Practice, 5(2): 255-275.

Eaubonne F (1978) Écologie, féminisme : révolution ou mutation ? Paris : Editions ATP.

Gauthier X, Carrer D and Goutal J B (2017) Les Sorcières sont de retour. Multitudes (2) : 90-93.

Guest B. (2020) Des sorcières écologistes au XIXe siècle ? Figures imaginaires en lutte. Romantisme (3): 52-61.

Hou R, Wu J and Du H. S. (2017) Customer social network affects marketing strategy: A simulation analysis based on competitive diffusion model. Physica A: Statistical Mechanics and Its Applications (469): 644-653.

Klostermann J, Plumeyer A, Böger D and Decker R. (2018) Extracting brand information from social networks: Integrating image, text, and social tagging data. International Journal of Research in Marketing 35(4): 538-556.

Levack B P (2015) The witch-hunt. Early modern Europe. Routledge.

Liu L., Dzyabura D and Mizik N. (2020) Visual listening in: Extracting brand image portrayed on social media. Marketing Science 39(4): 669-686.

Michelet J (1867) La sorcière. Librairie internationale

Miller A (1952) The Crucible in Collected Plays. Secker & Warburg Ltd

Mitchell I K and Saren M (2008) The living product–Using the creative nature of metaphors in the search for sustainable marketing. Business Strategy and the Environment 17(6): 398-410.

Murray M (2014) Witch Cult In Western Europe: A Study in Anthropology. Literary Liscensing, LLC

Nanne A J, Antheunis M L, van der Lee C G, Postma E O, Wubben S and van Noort G. (2020) The use of computer vision to analyze brand-related user generated image content. Journal of Interactive Marketing Feb 5.

Roper L (2012) The Witch in the Western Imagination. Virginia: University of Virginia Press

Royet C (2018) Les sorcières envoûtent les réseaux sociaux. Stratégies : 48-49.

Smaldone F, Ippolito A and Ruberto M. (2020) The shadows know me: Exploring the dark side of social media in the healthcare field. European Management Journal 38(1): 19-32.

Thevenot G (2014) Des représentations du naturel à la naturalité marchande. Décisions Marketing Jul 01:11-25.


[1]Selon Bard (2020), le terme d’écoféminisme est forgé par l’écrivaine féministe française Françoise d’Eaubonne dans son livre « Le Féminisme ou la mort » (1974).

[2] L’outil Google Cloud Vision repose sur deux types d’API, AutoML Vision et API Vision décrites via le lien suivant : https://cloud.google.com/vision

[3] La réussite est un thème important dans la sorcellerie et l’univers faustien.