Notre vision foucaldienne de la surveillance nous empêcherait-elle de voir les aspects positifs de la surveillance numérique ? Cette réflexion m’est venue dans mon jardin après avoir terminé un article de recherche sur la conception foucaldienne de la prison numérique.

Chronologie des faits …

Dans un avion pour Malte, je commence à lire « Surveiller et Punir » de Michel Foucault, ouvrage que je n’avais jamais lu…Les débuts qui narrent l’exécution en place publique de Damiens qui avait attenté à la vie du roi sont extrêmement pénibles à lire. Plus tard, le parallélisme entre les méthodes de surveillance des GAFA et ce que Foucault décrit me saute aux yeux. Je me mets alors à écrire un article dressant un parallèle entre le traitement des corps tel qu’il est pratiqué sous l’Ancien Régime et celui entrepris par Google et consorts.

Je soumets l’article à un collègue partenaire d’écriture. Il fait la moue. Pas assez anglo-saxon, trop français, pas assez de biblio internationale…Comment veux-tu que l’on passe dans une bonne revue classée ?

Donc, je reprends l’article en l’enrichissant de références INTERNATIONALES. Par « INTERNATIONALES », il faut comprendre américaines. Et là, c’est le choc. Ces gens ne pensent pas que la surveillance digitale est toujours dangereuse. Ils ne la voient pas comme une simple émanation du pouvoir. Ils ont une vision plus subtile et nuancée de ce qu’est la surveillance à l’heure de l’Internet.

Je ne vous dévoilerai pas l’ensemble du champ théorique anti-Foucault qui donne une autre approche de la surveillance numérique. Je vous propose de nous concentrer sur un homme, Gary T. Marx, professeur émérite de sociologie au MIT et un article « Mots et mondes de surveillance Contrôle et contre-contrôle à l’ère informatique ». Marx a également écrit un ouvrage qui fait beaucoup parler et réfléchir « Windows Into The Soul: Surveillance and Society in an Age of High Technology ».

Marx critique Foucault en quelques mots : vision sclérosée et simpliste

“Bien que plusieurs interprètes de Michel Foucault aient choisi de réduire le phénomène de la surveillance technologique à une dynamique de domination par les élites, il est relativement facile de voir combien cette approche est simpliste.”

Pour Marx, l’étude de la surveillance influencée par Foucault se cantonne à la surveillance organisationnelle qui peut être gouvernementale, politique, commerciale. Les rôles sont bien définis : les surveillants internes ou externes et les individus surveillés.

Or, dans le numérique, les surveillants peuvent être surveillés et les surveillés surveillants. Les prisonniers ont la clé de leur prison et peuvent même y mettre dedans leurs gardiens. Ils peuvent également décider de s’auto-surveiller. Nous choisissons d’installer l’application qui va nous forcer à faire 10000 pas par jour. Google a la commission européenne sur le dos. Facebook et Cambridge Analytica ont Elise Lucet et ses journalistes d’investigation aux fesses…Il ne faut pas non plus oublier la surveillance interorganisationnelle et la surveillance interindividu. Le panoptique de Foucault où « un seul peut voir tous » a donc du plomb dans l’aile. Il peut être remplacé par « tous peuvent voir tous ».

La surveillance peut porter sur les membres liés à l’organisation (membres internes, salariés) mais aussi les membres externes (clients de l’entreprise) ou, tout simplement, l’environnement, le contexte socio-politique…Des départements de recherche & développement peuvent être qualifiés de départements d’espionnage. En un mot, la surveillance est partout et repose sur une typologie bien plus complexe que celle proposée par Foucault, une élite surveillante et normative face à un peuple déviant et à normaliser.

Il existe donc une surveillance réciproque ou symétrique et une surveillance non réciproque et unidirectionnelle. Cette dernière n’est pas forcément l’apanage d’un pouvoir bureaucratique. Les parents surveillent leurs enfants…

“En retournant ce kaléidoscope d’intérêts, de groupes et de technologies à usages multiples et imprévisibles, il est facile de comprendre que la thèse panoptique doit être nuancée. De nouveaux modes de vie électroniques viennent restructurer la relation traditionnelle entre la stratification sociale et la surveillance.”

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kaléidoscope (Photo by Pixabay on Pexels.com)

La surveillance touche les élites et épargne les pauvres

Marx remarque que dans 1984 d’Orwell, ce sont les élites qui sont les plus surveillées. Les élites pensent et peuvent menacer le système. Aujourd’hui, les élites consomment et égrènent leurs données comme le Petit Poucet dans la forêt : cartes de fidélité, achat en ligne, gestion de ses comptes bancaires sur Internet etc. Paradoxalement, les pauvres sont moins tracés : moins de consommation mobile, moins d’achats en ligne et également moins d’intérêt à les surveiller.

Si la surveillance touche les élites à pouvoir d’achat élevé, les stars derrière les murs de leur piscine et les gardiens de prison sont eux-aussi particulièrement surveillés. Les premiers parce qu’ils font vendre de la presse et du temps disponible sur Internet, les seconds parce qu’ils sont dans un système qui se méfie d’eux et a besoin de contrôler leur travail. Il en va de même pour les employés du bas de l’échelle mais aussi les politiques du sommet.

Les citoyens demandent de la surveillance ou la détournent

Les consommateurs acceptent les caméras dans les centres commerciaux qui peuvent filmer vols, agressions ou enfants perdus. Il faut, néanmoins, prendre en compte le contexte social et la relation surveillant-surveillé. Des ilotiers vont « surveiller » différemment ceux avec qui ils vivent au quotidien. Des travailleurs sociaux peuvent fermer les yeux sur certaines pratiques d’assurés sociaux en grande détresse financière. Par ailleurs, les surveillés ne sont pas homogènes. Il est possible de dresser une typologie de ces derniers :

“On peut distinguer quatre grands groupes de cibles selon leur relation à un mode de surveillance : a) les conformistes, qui sont pleinement d’accord avec le fait d’être surveillés ; b) les opportunistes, qui sont en désaccord, mais s’y soumettent tout de même ; c) les rebelles, qui la rejettent tout simplement ; d) les manipulateurs, qui s’y soumettent en apparence tout en cherchant des moyens de la déjouer (Merton, 1959).”

Consentement et déviance

Il serait intéressant de dresser cette typologie dans un contexte culturel. Les Chinois acceptent la reconnaissance faciale à grande échelle car ils considèrent que le rapport coûts-bénéfices penche du côté de la surveillance. Il en va de même des services de Google et du fameux slogan « si c’est gratuit, c’est toi le produit ».

En définitive, à quel groupe appartenons-nous ? Et, si tout simplement, notre rapport à la surveillance n’était fondé que sur notre plus ou moins grande acceptation de la déviance ? Pas la déviance de l’autre mais notre propre déviance. Dans ce cas, nous sommes de grands hypocrites nous délectant sur Twitter des révélations du Canard et fustigeant l’Etat numérique, les mégabases de données ou les assistants personnels espions. Si nous n’avons rien à cacher, la surveillance ne nous concerne tout simplement pas.

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Œil ouvert (Photo by Tookapic on Pexels.com)

Et cette foule qui hurlait au supplice de Damiens, de quel côté était-elle ? Peut-être du bon après tout puisque ce fut la première manifestation d’un désamour profond entre le Roi et son peuple. La surveillance n’avait pas empêché Damiens de blesser Louis XV alors qu’il travaillait pour le tribunal et faisait l’indicateur pour la police…Tu quoque fili !

Bibliographie

Pour aller plus loin dans le texte de Marx, se référer à Volume 39, Numéro 1, Printemps, 2006, p. 43–62, Le cybercrime – Traduit de l’anglais par Stéphane Leman-Langlois

Marx, G. (2006). Mots et mondes de surveillance : Contrôle et contre-contrôle à l’ère informatique. Criminologie, 39(1), 43–doi:10.7202/013125ar

Merton, R. (1959). Control, Departion and Opportunity Structures. American Sociological Review, 24, 177-188